Un rapide coup d’œil à l’actualité peut suffire à nourrir le sentiment d’indignation de tout être doté d’un minimum de sensibilité. Inégalités socio-économiques croissantes, politiques inhumaines de migration, crise écologique dont aucun·e dirigeant·e ne semble prendre la juste mesure, montée de l’extrême-droite… Sans être totalement noir, le tableau de ce début de XXI ème Siècle est loin d’être satisfaisant ; il existe de nombreux défis à accomplir et un sentiment d’urgence pour les relever. Partant de ce constat, le présent article a pour vocation de proposer une réflexion sur l’indignation, à la fois sur sa nature, ses limites et sur comment la sublimer en moteur de changement social.
Qu’est-ce que l’indignation ?
L’indignation est un sentiment de colère ou de révolte qui se manifeste lorsque l’on sent sa dignité ou la dignité d’autrui être bafouée. Pour citer Robert Maggiori :
« L’indignation traduit le cri de scandale que pousse la conscience devant le spectacle de l’indignité »
On peut donc voir l’indignation comme un rejet épidermique, viscéral d’une situation d’injustice. En cela, nous adhérons à l’idée développée par Boltanski et citée par Cordell dans son article qui a fortement inspiré ce texte (1) : l’indignation permet de passer du statut de spectateur·ice au statut d’acteur·ice en dotant la pitié des armes de la colère. Pour simplifier, imaginons la situation suivante : un article passe sur votre fil d’actualité Facebook dans lequel la dignité d’une personne est violemment bafouée. Prenons, par exemple, la récente agression lesbophobe dans un bus londonien (2) . Face à cela, on peut éprouver de la tristesse due à l’empathie ressentie à l’égard des victimes, ou de la colère, si l’indignation transforme cette compassion. Or la colère peut être un moteur d’engagement et de changement. Une fois que l’on s’est révolté·e contre l’injustice, qu’on la ressent de manière épidermique, l’étape suivante est souvent de chercher ce que l’on peut faire pour lutter contre elle. Pour continuer l’analyse proposée par Cordell, il y a une similarité entre l’indignation et le dégoût : le rejet viscéral de ce que l’on juge contraire à notre sens moral. L’on se dit en effet volontiers dégoûté face à une situation ou des propos qui nous paraissent intolérables. On retrouve en effet, devant pareille situation, des expressions qui appartiennent au champs lexical du dégoût : « Ça me donne envie de vomir », « ça me rend malade ». Ce lien entre l’indignation et le dégoût, qui revêt ici la forme d’un dégoût socio-moral, mérite que l’on s’y attarde quelques instants, car en elle peut résider une des limitations de l’indignation comme moteur d’engagement.
Les limites de l’indignation
L’indignation est sans doute un sentiment nécessaire en ces temps troublés, comme le déclarait avec justesse Stéphane Hessel dans son essai : « Indignez-vous ! ». Néanmoins, même si nous encouragerons toujours la lutte contre l’injustice, il semble pertinent de prendre quelques instants pour réfléchir aux limites de l’indignation. La première limite réside dans le lien susmentionné avec le dégoût. Effectivement, pour citer Cordell :
« Le dégoût socio-moral entretient donc un lien fort avec la dignité en ce qu’il a pour rôle de préserver l’espace public ou l’espace sacré de sources de pollution. Or, ce qui se joue dans ce rôle de protection de la dignité, c’est non seulement la purification, mais aussi le rejet, indigné, de toute source de contamination »
Pour le dire peut-être plus simplement, le dégoût a comme fonction primitive de nous éviter de nous empoisonner. Or, vu ce rôle, il y a un lien direct avec la notion de contagion. À titre d’exemple, on ne mangerait pas volontiers une frite qui a trainé au sol et si on la remettait dans le paquet et qu’on le mélangeait, les autres frites nous sembleraient sans doute suspectes. Il s’agit d’une fonction normale de l’organisme pour éviter les maladies et les germes. Toutefois, comme le souligne Cordell, ce lien avec le risque de propagation, de souillure, se retrouve autant dans le dégoût primitif que dans le dégoût socio-moral. En pratique, on peut facilement faire le lien avec le piège de la « pureté militante » qui peut souvent paralyser l’action. Par « pureté militante », il faut entendre cette volonté que nous-mêmes, nos allié·e·s et toutes les actions entreprises soient moralement irréprochables à tous les niveaux. L’on est à ce point et à juste titre indigné·e par l’injustice sous toutes ses formes que l’on cherche à s’en distancier le plus possible. Mais cette volonté de mise à distance de l’injustice révèle également la peur qu’elle nous contamine et que l’on passe à son tour dans le camps des oppresseurs/euses. Or cette exigence, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, mène à nombre de querelles entre militant·e·s et, in fine, à l’inaction et à l’isolement, car la perfection n’est pas de ce monde.
D’autre part, le dégoût socio-moral est parfois tel qu’il s’étend jusqu’à celleux qui ne le partagent pas. Ainsi quelqu’un qui resterait impassible devant une situation d’injustice mériterait d’être condamné également. Il s’agit d’une dérive que l’on peut fréquemment observer sur les réseaux sociaux et qui semble peu propice à la mobilisation et à l’action collective. On peut retrouver dans l’indignation dégoûtée cette volonté de démarcation entre un « nous » moralement pur, au-delà de toute discrimination, et un « eux » immoral, oppressif, avec cette même volonté de garder l’immoral à distance de peur d’en être souillé. Souvent, cette distinction peut faire l’effet de n’être qu’une performance vouée à l’autocongratulation et elle semble de surcroît difficilement traduisible en actions sur le terrain, au vu de la difficulté de trouver des alliances assez pures à notre goût ou la crainte que la moindre action puisse susciter l’indignation d’autres militant·e·s. La deuxième limite de l’indignation est la recherche de coupables plutôt que la réflexion sur les normes et les systèmes qui promeuvent les injustices que l’on dénonce. Le premier risque en agissant de la sorte est celui de l’inefficacité. Pour reprendre l’exemple de l’agression lesbophobe mentionnée plus haut, on a pu assister à nombre de réactions outrées devant une telle violence mais à beaucoup moins de réflexion sur le rôle de la misogynie et de la conception de la sexualité entre femmes comme n’existant que pour le plaisir des hommes, conception largement portée par la pornographie mainstream. Or, ces deux éléments sont indispensables pour comprendre l’origine de cette agression tout autant que pour éviter qu’une autre ne se reproduise.
Un autre exemple est celui de l’agression transphobe de Julia qui avait vite mené à des arrestations. Or, durant le procès, Julia a été fréquemment mégenrée par le président et le greffier et son ancien prénom a été utilisé. Là encore, on condamne l’acte individuel en laissant intact le système qui le rend possible. Réduire les LGBTQI-phobies, le racisme ou toute autre forme de discrimination à des actes interindividuels est un piège dangereux. Le « méchant » sera toujours l’ « autre » qui sert d’épouvantail pratique pour ne pas réfléchir à ses propres valeurs et ses propres normes ainsi que celles de la société dans laquelle on vit. Or ce sont d’elles dont naissent les monstres que l’on condamne pour se dédouaner.
Outre son inefficacité, le second risque d’une indignation dirigée contre des individus est que notre colère soit capturée et redirigée contre d’autres personnes. C’est, en résumé, l’essence-même de l’homonationalisme : des partis qui, malgré des visions réactionnaires sur la société et la famille, parviennent à convaincre que la vraie menace n’est pas eux mais l’ « autre », incarné cette fois-ci par les racisé·e·s, notamment les musulman·e·s et les immigré·e·s. Enfin, l’indignation ne suffit pas et risque de nous rendre inaudibles. Lorsque l’on ne dénonce les choses que sur l’angle des valeurs morales, on risque de se retrouver affublé·e·s de l’étiquette de bien-pensance ou du politiquement correct par nos détracteurs/trices, qui se prétendront alors du côté de la Raison. Confavreux mentionne cette limitation en parlant de la fausse dichotomie entre la gauche du cœur et des bons sentiments et la droite de la logique et du pragmatisme (3) . Une illustration de cette vision des choses se retrouve dans cette formule assez connue tout autant qu’absurde :
« Si à 20 ans, tu n’es pas de gauche, c’est que tu n’as pas de cœur. Si à 40 ans, tu l’es toujours, c’est que tu n’as pas de cerveau »
Or, on peut également retrouver cela pour les causes LGBTQI, lorsque des gens se prétendent du côté de la science et avancent des arguments présentés à tort comme scientifiques pour renforcer l’hétérosexualité ou la binarité des genres en tant que normes. Lutter contre cela demande de produire des savoirs et de les diffuser. Expliquer par exemple que le sexe ne se limite pas à mâle et femelle mais qu’il existe à ce niveau-là également un spectre et qu’il n’y a donc aucun sens à renforcer une binarité des sexes et, partant, une binarité des genres. Ou montrer que les LGBTQI-phobies ne sont pas juste immorales mais dangereuses car pouvant, par exemple, pousser au suicide. Act Up, à ce niveau était un excellent exemple : iels parvenaient à combiner la colère et les actions coup de poing avec un véritable travail d’expertise et une connaissance très pointue du VIH et du SIDA. S’iels n’ont jamais perdu de vue l’indignation qui a impulsé la création de ce mouvement, iels ont réussi à en faire quelque chose de plus pour aboutir à un réel changement.
Transcender l’indignation
L’indignation est un vecteur de mobilisation et de politisation, ce qui en fait une potentielle source d’amélioration de la société, lorsqu’elle est bien employée. Fœssel, cité par Cordell, considère qu’elle permettrait de constituer une « communauté de souffrance » qui serait la condition de l’« agir ensemble ». Cela semble très à propos pour définir la communauté LGBTQI, unie dans un même rapport par rapport à des normes oppressives, malgré les différences intrinsèques que l’on retrouve jusque dans la diversité de l’acronyme. Pour reprendre la jolie formule de Matheron, toujours dans le même article, l’indignation serait alors le passage de la solitude à la résistance collective. Il y a donc
là un moteur de changement social à saisir. Pour être efficace, toutefois, l’indignation doit mener à une prise de conscience par rapport à des enjeux sociétaux. C’est d’ailleurs ce qu’appelle de ses vœux l’une des victimes de l’agression lesbophobe à Londres (4) :
« Transformez cette réaction extraordinaire à notre attaque en la norme. Je vous demande d’amplifier et de canaliser cette énergie afin de blâmer l’imbroglio d’élu·e·s, d’agences gouvernementales et d’entreprises qui ont renforcé un statu quo ayant ouvert la voie à l’inégalité, longtemps avant cette attaque en 2019 […] Portez les voix de celleux qui ont milité pour les droits fondamentaux et la sécurité des communautés marginalisées par nos structures politiques économiques et sociales depuis bien avant que je ne me fasse frapper au visage »
S’indigner doit donc permettre de réfléchir à la fois à nos valeurs et aux contradictions qui existent entre celles-ci et les normes véhiculées par la société. Cela doit être un point de départ et non une fin telle qu’une colère passagère sans finalité ou une indignation permanente brandie comme un étendard. La production de savoir et la pédagogie semblent à ce titre indispensables car elles permettent de former les militant·e·s et d’informer le public pour, peut-être, lui donner la possibilité de s’indigner à son tour. La connaissance sert d’arme et aide à mieux définir les cibles. Il est de ce fait important de comprendre les enjeux réels de ce qui heurte notre conscience et de véhiculer l’information. Pour les causes LGBTQI, il est ainsi important de ne pas uniquement lutter uniquement sous l’angle de la liberté individuelle car il ne s’agit pas du seul enjeu. Une vraie libération de la communauté LGBTQI ne peut se faire qu’en comprenant les structures sociales qui nous maintiennent en marge de la société afin de les démanteler. Cela demande notamment de se renseigner et de vulgariser des connaissances académiques importantes mais parfois très pointues (coucou Judith Butler). Mais, surtout, cela nécessite d’échanger entre nous pour affirmer conjointement les valeurs que nous voulons défendre et pourquoi nous voulons les défendre. À ce titre, l’indignation est l’impulsion initiale ainsi que l’énergie grâce à laquelle on continue à lutter. Elle nous permet de nous unir pour lutter collectivement contre l’injustice. Mais elle doit être
transcendée pour aboutir à un réel changement dans la société.
1. Cordell C. L’indignation entre pitié et dégoût : les ambiguïtés d’une émotion morale. Raisons
politiques. 2017;65:67–90.
2. Un couple de lesbiennes agressé à Londres par des hommes voulant les forcer à s’embrasser.
Le Monde. 2019 [cited 2019 Jun 17].
3. Confavreux J. Après l’indignation. Vacarme. 2011;55:20–4.
4. You saw me covered in blood on a bus. But do you get outraged about all homophobia?
The Guardian – Opinion. 2019 [cited 2019 Jun 16].