L’agenda de juin peut être téléchargé en cliquant ici
En voici l’éditorial :
Interrogation écrite sur n/vous, et la normalité
“We cross our bridges when we come to them and burn them behind us, with nothing to show for our progress except a memory of the smell of smoke, and a presumption that once our eyes watered.”
― Tom Stoppard
C’est la dernière fois que je m’exprime en « nous » en parlant des CHEFF, mon mandat s’achève à la fin du mois et ma route avec vous en tant qu’organisation s’arrêtera là. Je vous esquisse ici quelques lignes qui sont dans la continuité de réflexions exprimées dans l’édito de juin 2013, le discours pour de la soirée de reconnaissance officielle des CHEFF (30 avril) et une longue lettre adressée aux membres au lendemain de l’Assemblée Générale (4 mai 2014). J’ai relu il y a peu le « Rapport contre la normalité », le manifeste du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) de 1971, quelques années après le célèbre mai 68. Une envie, peu de temps après la Pride, de regarder plus de 40 ans en arrière. J’en retire une confirmation de ces réflexions.
Voir les choses autrement est précieux. Le faisons-nous ? Qu’en ferons-nous ? Avons-nous peur de perdre le normal qu’on nous a accordé ? Avons-nous peur de l’anormal ? Voulons-nous un anormal normal ? Alors que l’idée même de normalité est à la base des oppressions que nous dénonçons. Pouvons-nous sincèrement demander un changement profond normalement ? Le but ne serait-il pas de communiquer cette perspective ? La possibilité de voir autrement, faire autrement. Allons-nous jouir de cette position pour produire du neuf et différent ou pour produire du normal ? Allons-nous réinventer le normal, le pouvoir ? Allons-nous produire un système de référence ? Recherchons-nous une justification ? Si oui, laquelle et pourquoi ? Quelle est notre idée du changement ? Le but ne serait-il pas que le normal et l’anormal perdent de leur sens au lieu de coexister et trouver leur sens dans leur opposition ? /les concepts de normalité et d’anormalité se vident de leur sens au lieu de s’opposer ? Prendrons-nous le temps de penser, et de décoloniser notre pensée ? Dans une configuration où on demande à nos rapports d’être figés, devons-nous nous y soumettre en oubliant l’idée de mouvement ? Envisageons-nous vraiment un mouvement ? Celui entrepris il y a plus de trente ans à la naissance du CHE ?
Poser nos vécus, nos intérêts, nos productions, ne signifie pas chercher à les normaliser et à les justifier, à les soumettre à une approbation. Il nous faut créer un « nous » dans une conscience collective. Une conscience collective est nécessaire et suffisante à tout début. Il s’agit donc de travailler à cette conscience collective et d’y élaborer un « nous » qui ait du sens et se confirme dans les discours et les actes.
Etre ne suffit peut-être pas. Sûrement pas. Est-ce que notre « être » prend vraiment position contre le statu quo ? Quelles sont les positions qui feront éclater les mythes du système sans pour autant en reproduire d’autres ? Que nous faut-il faire ? Désigner l’idéologie institutionnalisée à laquelle nous nous opposons et sortir de l’isolement. Si, comme moi, vous êtes convaincus que la vie publique et la vie privée sont gouvernées par les mêmes principes, si vous comprenez que le privé, le personnel est politique, il faut que le personnel soit lui aussi social et socialisé. Se retrouver quelque part dans le LGBTQIAP… ne s’arrête pas au privé. Il commence là. Là où commence notre perception du monde.
La force que nous recherchons par cette organisation est collective, pas individuelle. Je vous écris une invitation à penser collectivement ce « nous » que nous devons construire pour qu’il soit ensuite représenté par un groupe critique et à l’écoute et que ce groupe saisissent qu’il est politique par ses rapports sociaux. Cette collectivité politique doit s’inscrire dans une stratégie qui vise l’ensemble des terrains et fonctions qui concernent ce « nous ». Et cette stratégie doit être liée à des luttes qui visent des changements qualitatifs. Il nous faut donc lutter (oui lutter) contre des oppressions spécifiques et devenir une force (oui une force). Dans la mesure où nous questionnerons, au moins, un système collectivement, il tentera (si ce n’est pas déjà fait) de nous récupérer ou nous attaquera (ça c’est déjà fait) ouvertement et il y a lieu à ce moment-là de chercher des alliances afin d’y répondre et ce sans reproduire d’autres mécanismes d’oppressions envers d’autres groupes – dont nos membres peuvent également faire partie.
Ne nous posons pas en un modèle. Remettons nous sans cesse en question, mais pas de la façon dont des personnes, des groupes, notre société nous remettent en question c’est-à-dire : « Pourquoi ne te normalises-tu pas ? ». La question que nous devrions plutôt nous poser est la suivante : « Quelles sont les compromissions et imitations, conscientes ou non, que nous avons adoptées envers un système qui s’oppose à nous ou nous tolère selon certaines modalités ? Qu’en pensons-nous ? L’acceptons-nous ? Comment continuons-nous ? ». Lorsque que nous aurons compris les points de ruptures avec un système et sa répression sous toutes ses formes (affichée et subtile, individuelle et collective, privée et publique, physique et morale…), il y aura un vrai changement, selon nos modalités, et non un mirage qui, en fin de compte, renforcerait la norme et son idée du normal.
Avançons-nous ensemble ? Dans la même direction ? Pour cela, il nous faut d’abord nous, nous, regarder en face pour nous, nous, connaître et ensuite pouvoir décider d’une direction vers laquelle nous, nous, regarderons sans devoir détourner la tête car nous aurons confiance en nous, nous. Là nous pourrons envisager le monde ensemble avec un « nous » qui ne soit pas oppressif. Un « nous » qui n’est pas calqué sur la logique d’un système qui l’a déjà établi violemment pour nous, celle du « classer pour régner », mais bien un « nous » qui soit le nôtre. Ne pas suivre cette logique d’un « nous » qui se définit par ce que nous ne sommes pas dans une idée d’insuffisance, mais plutôt un « nous » basé aussi sur ce que nous ne voulons pas être. Ne plus laisser cette logique nous définir en tant que refoulé·e·s de la société mais nous, nous, définir par le refus que nous, nous, représentons et que nous, nous, lui communiquons, tout le temps, partout, seul·e·s ou ensemble. Ne pas suivre la logique d’un système qui dit – avec dégoût, mépris, violence, condescendance, infantilisation, invisibilisation, pathologisation, diabolisation, autorité etc. – aux anormaux·ales de tout genre qu’illes ne sont rien par peur qu’illes soient tout. Qui a peur du vide et les considère comme vides de toute valeur.
Qui êtes-vous, vous ? Quelle est votre base politique, votre politique sexuelle ? Comment vous opposez-vous, vous, à des mécanismes discursifs et matériels, relayés institutionnellement et individuellement, qui permettent que des groupes vivent moins bien pour que d’autres vivent mieux ? Vous y opposez-vous ? Le désirez-vous ? Comprenez-vous et assumez-vous que ce désir ne peut s’inscrire que dans l’anormal ? Comment articulerez-vous votre politique dans un contexte d’opposition à une supposée djendeureuse décadence ? Que ferez-vous, vous, des CHEFF ? J’espère que vous pourrez me répondre bientôt. Regardez-vous et avancez. Il est temps de rendre l’implicite explicite. A vous revoir donc et bonne route.
Moi. Po (Pauline) B. Lomami.
Co-fondatrice et présidente des CHEFF (2013-2014)
Ancienne présidente du CHEN (2011-2013)
Militante noire, queer et féministe